Le bombardement de Royan

Si vous avez manqué le début...

En septembre 1944, les Allemands, harcelés par les FFI (Forces Françaises de l'intérieur) s'enferment dans la Poche de Royan. La ville et ses environs, où vivent encore près de 2000 civils, sont occupés par l'ennemi et encerclés par les FFI, comme La Rochelle et la Pointe de Grave. Les alliés qui préparent l'attaque de ces réduits allemands, ont demandé des opérations de soutien aérien. Mais l'opération Indépendance, fixée au 10 janvier 1945, est reportée, sans que les bombardements prévus soient annulés.

Bomb 5 janvier

Nuit d'enfer

Le 4 janvier, alors que les bombardements sur l'Allemagne (Brême) sont annulés pour cause de mauvais temps, l'état major du Bomber Command décide d'envoyer les bombardiers sur Royan qui est une " secondary target", une cible non prioritaire. L'organisation du raid avec le briefing des équipages s'achève à 17h. L'objectif est de "détruire une ville solidement défendue par l'ennemi et occupée par des troupes allemandes seulement". Le nom de Royan n'est pas mentionné, par mesure de sécurité. La zone à bombarder est identifiée par les coordonnées Lambert «372753» en plein centre-ville. Le sort des 2225 "empochés royannais" est scellé.

Dans la nuit du 4 au 5 janvier 1945, une escadre aérienne alliée (Anglais et Canadiens de la Royal Air Force) de 347 bombardiers de type Lancaster largue sur la ville de Royan, éclairée comme en plein jour au moyen de fusées, plus de 1500 tonnes de bombes ordinaires dont 285 énormes bombes de 2 tonnes très meurtrières et 14 tonnes de bombes incendiaires, en deux vagues. Les bombes de 2 tonnes sont appelées "blockbusters" ou «cookies» , termes inventés par la presse faisant référence à leur capacité explosive. Elles peuvent en effet éventrer des pâtés de maisons et le souffle d'explosion est si puissant qu'il arrache les toits des maisons. Lors de la 1re vague, 217 quadrimoteurs Avro Lancaster du 5e groupe de bombardement de la RAF larguent leurs bombes de 4h à 4h15. Lors de la 2ème vague, 124 bombardiers survolent la ville de 5h30 à 5h45.
Lorsque la deuxième vague s'éloigne enfin, plus de 1 000 victimes, morts ou blessés, gisent sous les décombres. Les survivants, à demi-nus, commencent à mesurer l'étendue de leur malheur : «hormis quelques pans de mur, il ne restait de la ville qu'un tas de pierres recouvert de neige» (Amiral Meyer). Il neige en effet à Royan et la température avoisine - 10°. Le centre-ville n'existe plus, seul le clocher de l'Église Notre-Dame se dresse encore au milieu des ruines de 5000 maisons.

Ce bombardement a décimé la population civile (442 morts et plus de 400 blessés). La technique meurtrière utilisée à Royan est la même que les bombardements de terreur sur les villes allemandes. Elle s'effectue en deux temps, la ville étant anéantie sous un «rolling carpet bombing», un tapis roulant de bombes. La seconde vague est plus meurtrière avec des bombes de 2 tonnes destinées à tuer le plus grand nombre de personnes : ennemis, civils ou militaires occupés à secourir les victimes de la 1ère vague. L'ennemi ne compte que 47 victimes et aucun ouvrage militaire allemand n'a été touché. 7 avions alliés ont été perdus au cours du raid et 34 aviateurs ont péri.

 

LES PREMIÈRE ET DEUXIÈME VAGUES MINUTE PAR MINUTE.

La première vague

À 0h30, la 1re vague décolle de ses bases du sud-est de l'Angleterre et vole entre 2000 et 3000 mètres d'altitude. Le voyage se fait sans anicroche. La zone à bombarder est repérée avec précision grâce à 7 Mosquito qui larguent des «target indicators» (fusées) vertes confirmées par des rouges.
Les bombardiers arrivent du nord. La carte utilisée n'est pas celle remise à Royan en décembre, mais un plan, le numéro 4250, au 1/50 000 du Waroffice de 1944, sur lequel figure la Pointe de Grave, Cordouan, Meschers, St Palais, et Royan inscrit en tout petit. L'objectif est choisi sur une photo de reconnaissance ou sur le plan de Royan n° 4234 du Waroffice de 1945 « Royan Port Area ». À 3h48, soit 12 min avant l'heure fixée pour le bombardement, la première vague arrive sur l'objectif en avance d'une minute. Le vent de nord-est fort, de 60 à 70 km/h, est déterminé par plusieurs Mosquitos chercheurs de vent et la valeur moyenne est calculée et transmise aux 20 Lancasters éclaireurs. Ceux-ci sont équipés de 4 indicateurs d'objectifs. Il s'agit de 60 fusées vertes d'une longueur de 30 cm contenues dans un cylindre-enveloppe d'une bombe de 250 kg. Un fusible barométrique déclenche leur éjection à environ 3000 pieds pour une précision au sol de 100m. Avec une éjection à 1500 pieds, la précision est de 60 m. La précision balistique de l'enveloppe est supérieure aux chandelles. Ces fusées brûlent au sol pendant 3 min. Certaine sont munies d'un détonateur à retardement de façon à prolonger le marquage. On retrouve aussi des fusées à combustion lente jusqu'à 7 min.
Ensuite les illuminateurs, une autre formation d'éclaireurs, lâchent des fusées éclairantes blanches au-dessus de la zone délimitée par les fusées vertes. Ces fusées éclairantes fonctionnent sur le même principe que les indicateurs d'objectif. Lâchées à basse altitude, elles se consument très lentement au cours de leur descente. La tâche, délicate, est rendue encore plus difficile par l'obscurité, le vent et les tirs très précis de la DCA allemande. Un incident technique, la fusée ne s'ouvre pas ou ne se décroche pas, et l'illumination est mauvaise et dispersée. Quelques fusées sont trop au sud, vers la mer, et d'autres hors des objectifs.
Les Mosquitos larguent alors à 3h54 leurs petites bombes remplies de fusées éclairantes parachutes. Un second passage, puis un troisième sont également ordonnés, avec en particulier un lâcher plus précis sur le port. On accuse alors un retard de quelques minutes dans la poursuite des opérations. Le premier marquage par les indicateurs verts ainsi que l'éclairage de la ville «comme en plein jour» ne sont pas suffisants pour obtenir une bonne concentration des bombes sur l'objectif. La précision est indispensable car les Lancasters sont obligés de rester à haute altitude pour leur sécurité par rapport à la DCA. Les Mosquitos volent  à basse altitude sous l'auréole lumineuse et posent les marqueurs rouges sur le Lambert « 372 753 », le cimetière au nord de la ville. Ils connaissent la cité grâce à l'examen des photos aériennes dont ils ont mémorisés les détails la veille. Il a fallu 12 min pour mener à bien la mission. L'attaque est repoussée de 2 min sur l'heure H.
Les Lancasters arrivés les premiers sur la ville à 4h00 doivent effectuer un tour au-dessus de la presqu'île d'Arvert. L'attaque est prévue de 4h00 à 4h10, mais la plupart vont rester au-dessus de Royan plus longtemps. Par vagues successives, les bombardiers viennent tour à tour en un ou deux passages, larguer leur chargement de bombes sur l'aire qui leur a été assignée (7 secteurs à traiter autour du marquage rouge) par le maître bombardier (master bomber). Ceux arrivés en premier et qui ont effectué un tour d'attente reviennent parfois en sens inverse au cap initial. Les consignes élémentaires de sécurité ne sont pas respectées. Il arrive que des bombes tombent très près d'autres appareils qui passent juste au-dessous, et il faut de plus éviter les collisions.
Le rapport de 4h15 décrit un bombardement bien concentré, avec des dommages étalés et sévères. Des brasiers sont allumés en quelques points.
La 1re vague a subi des pertes à cause de tirs très intenses de la DCA. Un Lancaster PD 292 explose en plein vol. Trois autres sont volatilisés au-dessus de Royan : le PB 695 tombe en plein centre ville sur l'immeuble Fouquet, le Lancaster ND 728 tombe dans l'estuaire et le Lancaster PB 617 explose également en plein vol.

La deuxième vague

La 2e vague est effectuée par le 1er et le 8e groupe de bombardement. Le 1er est la force principale de bombardement, et le 8e est composé des éclaireurs. Elle est prévue à 5h30, 1h30 après la première. 126 Lancasters ont décollé des bases d'Angleterre dans un ciel chargé de cumulus. Le cap est mis au sud et le vol se fait à une altitude de 4000 m, direction Tours. 28 éclaireurs précèdent les 98 quadrimoteurs avec un maître bombardier.
Le marquage de l'objectif est différent : les incendies permettent plus facilement l'identification. Mais l'avertissement a été donné au briefing de ne pas se faire tromper par des feux dans les bois environnant la ville. Cette fois, il n'y a pas d'indicateur d'objectif vert. Une procédure d'illumination générale par des chapelets de fusées éclairantes illumine une nouvelle fois la ville par des milliers de chandelles 6 min avant l'heure fixée pour le second bombardement. Cet éclairage artificiel permet d'identifier la ligne côtière et le cœur de ce qui reste de la ville. Le maître bombardier va repérer le point de visée principale au milieu des ruines et marquer le sien plus près du marché central. Aidé de deux autres équipage et de son adjoint, il dispose en tout de 16 indicateurs d'objectif rouge lâchés à une altitude de 2000 à 3000 mètres, 4 minutes avant l'heure H un peu trop au sud-est. Des rectifications sont faites et le marquage s'améliore. La dernière phase à accomplir du marquage à vue est faite par 4 avions dits «centreur visuel» qui lâchent leur marqueurs vert sur l'indicateur rouge le plus proche du point de visée, créant une superposition de taches de couleurs. Le bombardement commence à l'heure prévue. La défense antiaérienne est pratiquement inexistante. Le bombardement est intense, précis, meurtrier.

Portrait BLE TÉMOIGNAGE DU PASTEUR BESANÇON. Le Pasteur Samuel Besançon était resté à Royan alors que sa famille avait été évacuée. Il a vécu cette nuit tragique et, comme tous les Royannais, en est resté profondément bouleversé. En 1945 et pendant de longues années, quand deux rescapés se rencontraient, ils évoquaient le bombardement. Il a livré son témoignage dans un livre remarquable, Croix sur Royan, éd Croît Vif, éd. Bonne Anse 2000.

Étendu contre une murette

Le bruit des moteurs s'accroissait fortement et devenait insupportable ; puis la lumière inonda la chambre et aussitôt le fracas de la DCA s'établit. Enfin, complètement réveillé et un peu inquiet, je bondis à la fenêtre et c'est un spectacle tout à fait inédit que j'eus sous les yeux. À travers les faisceaux blafards et entrecroisés des projecteurs multiplement émaillés par les gros flocons noirs ou jaunâtre des obus de la DCA, descendaient lentement des parachutes soutenant de grosses fusées éclairantes, quelques-unes d'un rouge vif, la plupart d'un blanc éblouissant. L'on y voyait comme au mois d'août à midi ; les maisons, les arbres apparaissaient avec tous leurs détails, donnant quand même une impression bizarre sous ce ciel lourd de fumées et de lumières artificielles, en pleine nuit d'hiver, à quatre heures dix du matin. En quelques minutes, un cercle éblouissant de lumières et de feu encadrait la ville en sommeil ou déjà en réveil. Aucun doute n'était plus permis : ce n'était pas le paisible et ronronnant avion postal allemand. Il ne faisait pas tant de cérémonies ni autant de dépense et, quand il venait, les lumières montaient du sol et ne descendaient pas des cieux. Les deux avions signaleurs avaient terminé leur tâche qui était de dessiner un "panier lumineux" au-dessus de Royan. C'est ainsi que cela s'appelle en langage aéronautique. Le grand vent du nord-est a pu déporter les parachutes vers le sud-ouest, ce qui explique la situation privilégiée de Pontaillac (ou résidaient le quartier général et les principaux services, sauf la Gestapo) lors du bombardement subséquent. La DCA ralentit un peu son tir car les avions signaleurs, missions terminée, s'éloignaient en direction du sud-ouest, semble-t-il.

Mais un bruit lourd, terrifiant, emplissait, déjà le ciel, augmentant sans cesse d'intensité ; c'était d'une puissance sonore cent fois plus forte que les rugissements de l'océan déchaîné ou que mille trains de marchandises roulant ensemble sur des voies parallèles.
Plus de doute permis ! Notre heure avait sonné au cadran de la guerre ! "Le Boche" allait avoir son dû et nous devions encaisser un bombardement de première classe.
Avec la plus extrême célérité (et l'on va vite en ces moments-là), dans la chambre éclairée comme en plein jour, je me vêtis du mieux possible, malheureusement sans songer aux bretelles qui m'ont bien manqué par la suite, ainsi que les souliers qui se trouvaient en bas. Dévaler les escaliers, ouvrir la porte de la cuisine en force et s'affaler au bout du jardin, étendu contre une murette de trente centimètres de hauteur, le béret enfoncé sur la tête et le col de la canadienne relevé sur les oreilles, tout cela ne m'a pas pris une minute et il était temps car, le vacarme assourdissant des six cents ou sept cents moteurs vrombissant était déjà troué par les déchirantes ruptures de son que sont les explosions des bombes. Je n'ai pas la prétention littéraire d'un Flaubert qui ne concevait pas son oeuvre Salammbô sans la description du siège de Carthage ; il avoua lui-même n'y avoir pas réussi, mais j'essaierais de donner par écrit une description du bombardement, conforme à mes sensations et à mes souvenirs. Il est difficile d'ordonner tout cela, car tout y est confus et si rapide que l'on a même plus le temps de réfléchir : on réalise sur l'instant.
C'est d'ailleurs l'avis de ceux qui ont rédigé des articles sur cette nuit sinistre : maître Dufour et monsieur Tiple des PTT auxquels j'emprunterais quelques lignes et quelques renseignements, puisqu'ils habitaient assez loin de nous, dans des quartiers absolument dévastés, pour la raison majeure que les maisons se touchaient et qu'à part quelques courettes, il n'y avait pas de grands espaces libres comme nos jardins ou petits parcs de l'avenue de Pontaillac. Il y a quatre façons de subir un bombardement aérien ; la meilleure est d'avoir à sa disposition un abri aménagé très profondément sous terre : carrières de pierres de taille, galeries de métro, caves dans le roc, ou encore blockhaus en béton armé. Les Royannais n'avaient rien de tout cela, sauf peut-être les prisonniers de Deli qui furent convoyés dans les abris hypogés du bois, à Pontaillac.

La seconde ne nécessite aucun souci, aucune dépense : c'est le plein air pour ceux qui disposent d'espace libre, cultivé ou non. Le mieux alors est de se coucher à toucher une petite murette pour arrêter le souffle de la bombe (au moins d'un côté). C'est une question de chance : ce n'est pas gros, un corps d'homme sur le sol, ni très proéminent mais si le projectile tombe droit au-dessus du sol, ou juste à proximité, du côté non abrité, c'est bien sûr, la catastrophe. Il m'apparaît, bien à retardement certes, que le meilleur procédé serait de s'allonger dans une petite tranchée de deux mètres de longueur, cinquante centimètres de profondeur. Comme cela, l'on évite à coup sûr le souffle de la bombe qui fait éclater les poumons, le foie, le coeur et les vaisseaux sanguins à l'intérieur du corps et, sans aucune blessure apparente, provoque l'arrêt instantané de la vie. On échappe aussi à l'étouffement provoqué dans les tranchées profondes par le rapprochement des parois (l'exemple le plus célèbre est celui de la tranchée des baïonnettes à Douaumont-Verdun où toute une section fut asphyxiée baïonnette au canon, juste avant l'attaque ; seules les baïonnettes sortaient du sol). Et si l'on est bousculé et mi-enseveli par une explosion très proche, on peut plus facilement ressurgir à la lumière sans avoir un trop lourd fardeau de terre à secouer.
Reste le cas du coup direct qui peut toujours advenir, et alors tout le monde a compris la suite de l'histoire : un de plus de soufflé dans l'éternité et n'en parlons plus ! La troisième manière de se croire en sécurité est de se réfugier dans l'abri familial si fortement recommandé par la défense passive et par les Allemands. S'enterrer dans une petite tranchée étayée de rondins souvent minuscules et recouverts de trente centimètres de terre m'a toujours répugné. Autant tenter sa chance à l'air libre ; l'on a toujours le temps de demeurer sous terre. Combien sont morts, étouffés dans ces abris illusoires. Il faut marcher avec son temps, et ce qui était une projection suffisante contre les boulets de Napoléon Ier et les mitrailleuses de 1918 ne représente rien de sûr sous des bombes de cinq cents kilos et plus.

Restent enfin les caves ; c'est la plus mauvaise solution car à l'action directe de la bombe viennent s'ajouter ses effets indirects, c'est-à-dire : les décombres dont le poids écrase les corps, les risques d'incendie et la noyade par rupture des conduites d'eau. La plupart de ceux qui ont trouvé la mort dans le centre même de Royan ont péri ainsi mais ils ne pouvaient faire mieux. L'on frémit à la pensée de ce qui s'est passé dans les grands centres urbains.
N'ayant pas la possibilité d'accéder à un blockhaus allemand, d'abord parce que tout ce qui est allemand me répugne et ensuite parce que je n'avais pas le temps de tirer des plans sur la comète, j'ai utilisé, à l'occasion de la première vague, le procédé du plein air. Ce n'est pas brillant mais on peut "jouir du spectacle". Il ne fut certes pas gratuit puisqu'il nous a tout pris (sauf les quelques hardes qui me couvraient le corps) mais au moins, ce spectacle je l'ai contemplé aux premières loges et je peux le décrire à peu près. Les premières bombes tombèrent vers le fort du Chay et instantanément la villa Lucie fut un amas de ruines et de flammes. Première pensée : "C'est au fort qu'ils en ont mais attention à nous car nous sommes sous la trajectoire." En effet, il me semblait, dans l'infernal concert toujours brillamment éclairé au magnésium et d'après le bruit des explosions, que Royan subissait une attaque massive, caractéristique et baptisée "attaque de port" sur trois axes principaux parallèles, à peu près nord-sud soit : Bernon - Chay (le nôtre), Saint-Pierre - Port, Belmont - Gare.

Puis les coups se multiplièrent et se rapprochèrent dangereusement. Nul de ceux qui ont vécu ce premier intermède en plein air, ne peut oublier les détails sonores de cette rhapsodie apocalyptique. L'énorme, ou plutôt "l'hénaurme" (comme eût dit Flaubert) vrombissement collectif des trois cents ou trois cent cinquante avions tournoyant très bas dans la lumière des fusées et dont on distinguait parfois un fuselage, une aile ou le stabilisateur, augmenté encore par la reprise furibonde des moteurs qui vissaient vers l'altitude les appareils déchargés de leurs lourds et dangereux paquets, le fracas des explosions déchirantes et sèches comme plusieurs salves de canons lourds, la pétarade incessante d'abord puis atténuée rapidement de la DCA, tout cela formait un décor sonore dont aucun film ne peut donner une impression fidèle : les tympans des auditeurs éclateraient. Il faut être en plein air pour supporter ces bruits de foudre, de volcan en éruption, de cataclysme. Non ! Nul ne peut oublier ces sifflements rapides et cette espèce de chuintement des ailettes se vissant dans l'air, intraduisibles même en onomatopées, ni l'entrée de la bombe dans le sol, accompagnée d'une brève secousse et d'un lourd halètement analogue à l'échappement de grosses motos au repos.

Et l'on se dit : "Celle-là est encore loin, celle-là aussi. Oh ! en voilà deux, trois, quatre ! Ca se rapproche ! Oh ! Celle-là c'est la mienne ! Qu'elle est proche !" En effet le point central de l'entonnoir était à quatre mètres de mes pieds. Ce n'était heureusement qu'une deux cent cinquante kilos !!"

Et ce sont alors des déflagrations si fortes que le tympan ne vibre plus, que l'on est secoué comme salade en panier, sans savoir exactement si c'est le corps qui s'ébroue d'instinct ou les commotions transmises par le sol qui déchaînent un tel branle. Aveuglé par la poussière et la fumée des explosifs, saupoudré et même recouvert de terre, de branches d'arbres, de moellons peu considérables, de morceaux de bois de charpente, haletant, les dents serrés, les reins endoloris, la tête ensanglantée et avec une sale brûlure au pied droit, occasionnée par un éclat pervers, venu d'on ne sait où, mais respirant encore, et vivant, je me dégage péniblement de la gangue de terre où je suis enseveli sous dix ou quinze centimètres d'argile pour me serrer davantage vers la toute petite murette protectrice, mainteneuse d'un illusoire grillage et fortement défendue par des buissons de fusains et de rosiers grimpants sur lesquels il est impossible d'élargir son espace vital. Je profite de l'occasion pour jeter un coup d'oeil furtif sur les alentours, sans trop lever le tête, car l'air est sillonné dans tous les sens par des projectiles de nature diverse et dont la plupart sont mortels : recevoir un plâtras, un petit moellon ou un morceau de bâti descendant de quelques mètres de hauteur et en chute normale, selon les lois ordinaires de la pesanteur, est tout à fait supportable quoique désagréable.

Mais voir s'abattre sur vous une grande ombre longue et noire qu'on imagine être le poteau de la ligne électrique et qui est en réalité l'escalier de la villa voisine "Fil d'argent" et l'éviter de justesse, d'un coup de reins, d'un saut de carpe, c'est du sport ! Et encore je n'ai pas tout à fait réussi à cause de ces inflexibles rosiers et fusains et j'ai eu la fesse droite, faiblement charnue - par la grâce d'Hitler - passablement aplatie mais sans luxation ni fracture. Un bleu de plus dans la série générale ne compte guère. C'est curieux quand même ; dans le vacarme général, ces grands machins tombent silencieusement sur vous avec un bruit sourd aussitôt évanoui. Il n'en va pas de même des éclats de bombe qui, selon leur forme et leur volume pouvant dépasser la superficie d'une assiette à soupe, sifflent dans l'air qu'ils déchirent à une incroyable vitesse, sectionnant les branches d'arbres, s'empêtrant dans les treillis, ricochant sur les pierres ou s'arrêtant pile avec un bruit mat sur les murs.

Une autre fois, comme un avion semblait me survoler de quelques mètres à peine tant le ronflement des moteurs se faisait fort, j'ai eu la curiosité d'en saisir la silhouette dans cette incroyable atmosphère épaisse de fumées et de poussière, éclairées d'en haut par les fusées. Qui n'a pas contemplé ce spectacle en plein air et en pleine nuit lors d'un bombardement massif, ne peut réaliser l'image. Quelquefois l'on voit en vitrine des librairies des cartes postales représentant des couchers de soleil aux teintes exagérées et des éclairages trop nettement contrastés, et l'on se dit : " Faut-il que les gens aient mauvais goût pour acheter ces horreurs de chromos ?" Et pourtant, que de fois soit au crépuscule du matin soit à celui du soir, généralement avant les arrivages de pluie, n'avons-nous pas vu des soleils étrangers et des teintes si vives qu'elles offusqueraient les regards d'un esthète mais non pas ceux d'un observateur qui est là pour voir, pour enregistrer et non pour porter des jugements plus ou moins subjectifs. Inutile d'ajouter que je n'ai pas aperçu l'avion et comme les chuintements des bombes n'étaient pas rapprochés, je me suis relevé pendant quelques instants, juste à temps pour voir s'élever en poussière dans un vaste éventail gris cendre, vaguement coloré par les luminosités du bombardement, la maison de mon voisin monsieur Théodore.

C'est formidable comme la pensée va vite dans des moments graves. Ce sont "les chevaux de la pensée" comme disaient les anciens, chevaux emballés que nul ne peut freiner. L'on est saisi par des intentions nettes et des volontés folle, par des désirs de sacrifice et par l'instinct de conservation. Oui, l'on se dit : "Les pauvres amis ! Pourvu qu'ils ne soient pas dans leur maison. Il faut aller voir ! Allons-y tout de suite. Attention, en voilà encore d'autres. Couche-toi vite, nom d'un chien ! ou tu ne verras plus rien du tout" ; et en effet, ça recommençait dur et ferme ni trop loin, ni trop près. Le mauvais moment était passé pour moi mais pas encore pour tous. Il était environ quatre heures trente, la distribution durait depuis vingt minutes. Le bruit des explosions diminuait, le formidable vrombissement des avions qui, chargement largué, avaient repris de l'altitude et s'éloignaient vers le sud-ouest s'atténuait. La DCA ne tirait plus depuis longtemps (mettons quinze minutes), tous les équipages des batteries s'étant réfugiés dans leurs blockhaus ; les fusées étaient consumées et ce fut de nouveau la nuit, la nuit sombre, fugitivement éclairée par endroit par les incendies déclarés dans la ville, la nuit rendue plus noire encore par l'épais nuage de poussière et de fumées épandu sur la cité, la nuit silencieuse d'où tout danger semblait exclu désormais.

Extrait du livre Croix sur Royan du pasteur Besançon

"Sauver les blessés, laisser les morts sur place"

Au matin du 5 janvier 1945, au milieu des décombres que le jour dévoile, les Royannais sont de nouveau livrés à eux-mêmes. Les Allemands, pour lesquels le bombardement annonce l'attaque de la ville, attendent pendant deux jours l'arrivée des troupes françaises, avant d'accepter de demander du secours au commandement français, qui découvre, à cette occasion, les effets désastreux d'un bombardement dont il a eu connaissance tardivement.
Pendant trois jours, les Royannais sont réduits à se porter secours entre eux. Dès la fin de la première vague, les survivants qui pouvaient se déplacer, avaient commencé à secourir les blessés quand ils ont été surpris, parfois tués, par le second bombardement. Le maire Lanteirès donne les consignes d'urgence : « Sauver les blessés, laisser les morts sur place ».
Dans les premières heures, les rescapés sont soignés à la clinique Sainte-Marthe à Pontaillac, à l'Institut collégial (collège Zola), dans le Parc. La villa «Les Palmiers», avenue de Pontaillac (actuelle mairie de Royan), est aménagée en infirmerie de fortune. Le «Clair de Lune», maison close située à la périphérie de la ville, accueille les victimes, les sœurs de l'hôpital Marie-Amélie venant y donner les premiers soins.
Le 5 janvier, dans l'après-midi, les civils sont dirigés vers des centres d'accueil en périphérie de Royan (La Roche, Maine-Geoffroy, Saint-Georges-de-Didonne, Saint-Palais-sur-Mer), de même que les mala­des et les blessés de la clinique Sainte-Marthe qui sont dirigés vers Saint-Palais-sur-Mer. Les victimes sont également accueillies à l'hôpital civil des Mathes. Le pasteur Besançon constate la grande solidarité qui règne dans la poche : "Beaucoup de misère, beaucoup d'amour!"
Pour les Allemands, les pertes humaines et militaires sont pratiquement nulles, au regard de l'ampleur du bombardement. Aussi, lors de l'entrevue avec le commandant Meyer, l'amiral Michahelles, commandant de la forteresse de Royan, déclare qu'il ne comprend pas «pourquoi la ville a été entièrement détruite sans qu'aucun objectif militaire n'ait été atteint».

Pour Radio Londres, que les Royannais peuvent capter, l'opération est un succès. La ville qui était depuis longtemps évacuée et abritait des milliers d'Allemands (il y en avait peu en ville même) et de collaborateurs a subi un bombardement précis... les pertes allemandes sont énormes...Le pasteur Besançon raconte à quel point ces fausses nouvelles provoqué l'abattement des survivants. Dès que les généraux français et les alliés prennent connaissance de la catastrophe, les messages triomphalistes cessent, la polémique s'engage entre eux mais "le mur du silence se construit autour de la cité martyre" précise le pasteur Besançon.

L'arrivée des secours

Le 8 janvier 1945, l'amiral Michahelles autorise l'entrée des secours extérieurs. Une trêve illimitée est conclue avec le colonel Adeline. Des équipes médicales et un grand nombre de voitures sanitaires arrivent à Royan ainsi que des vivres et des vêtements pour les sinistrés. Le plus urgent est de déblayer les décombres car les rues n'existent plus, pour arriver à circuler et à évacuer les blessés vers les structures sanitaires de la périphérie et vers la gare de Saujon pour une évacuation vers Saintes en train sanitaire. Des marins pompiers venus de La Rochelle aident au déblaiement, aux côté des Allemands et des civils. Sur place, deux futurs maires de Royan s'occupent de l'organisation des secours : Pierre Lis, vice-président du Comité départemental de la Libération clandestine (maire de Royan de 1979 à 1983) et le capitaine Hubert Meyer, commandant du 2e bureau, d'origine alsacienne, mais dont la famille est installée à Royan (il sera maire de la ville de 1959 à 1965). Ce dernier avait reçu pour mission, sur le front du Sud-Ouest, de mener les pourparlers avec le commandement allemand, pour limiter les actions militaires et les affrontements entre FFI et Allemands, pour protéger, ravitailler et évacuer les populations civiles et pour sauver de la destruction les trois ports de l'Atlantique (La Rochelle, Rochefort et Royan). En mai 1945, il recevra la capitulation de l'amiral Schirlitz qui remet la forteresse de La Rochelle aux Forces Françaises, sans avoir procédé à la destruction des installations portuaires.

Nouvelles évacuations
Lors d'une entrevue avec l'amiral Michahelles, le 12 janvier 1945, le commandant Meyer, en raison du bombardement, demande l'évacuation de tous les habitants de la poche. Le 14 janvier 1945, il est décidé que toutes les personnes non retenues de force par les Allemands (condamnées pour résistance, nécessaires au dé­blaie­ment) seront évacuées. Le nombre de personnes restantes sera indiqué le 18 janvier. Des mesures seront prises pour les protéger des bombardements. Les évacuations commencent le 17 janvier. Le 26 janvier puis le 8 février, les trains repartent à moitié vides. Les habitants désignés se sont dérobés, à l'instigation des maires des localités. Le commandement français décide de ne plus envoyer qu'un  train le 15 février qui repart lui aussi presque à vide. Malgré l'horreur de la situation, la population se cramponne au peu qui lui reste. Si la ville de Royan est totalement désertée, il demeure environ 4 000 personnes dans la poche. Quant aux Résistants qui comptent dans leurs rangs plusieurs victimes, leur première préoccupation est d'éviter d'être évacués pour continuer leur action dans la ville et reformer une organisation efficace.
Ce bombardement est une tragique méprise, nul ou presque n'en doute. Mais qui sont les responsables ? Encore aujourd'hui, la controverse reste ouverte.

En savoir plus : Royan 39-45 Guerre et plage Tome 2  aux Éditions Bonne Anse.

 

Alice NaulinLE TÉMOIGNAGE D'ALICE NAULIN. Alice Naulin avait 24 ans la nuit du 5 janvier 1945 quand Royan a été rayée de la carte. Miraculeusement elle a échappé à la mort. Elle livre son témoignage au journaliste Didier Piganeau (Sud-Ouest du 6 janvier 2013).

Une petite photo d'amateur en noir et blanc avec le bord dentelé, soigneusement rangée dans un minuscule album en plastique. La photo d'une maison en ruines, les entourages de portes et de fenêtres noircis, au milieu d'un paysage de mort. Au dessus, une étiquette : « 5 janvier 1945 ». Impossible aujourd'hui de localiser le sinistre décor qui se situait dans le centre-ville de Royan entre les anciennes rue Notre-Dame et rue du Marché (à peu près à l'emplacement de l'actuel temple protestant NDLR)

« Quand les premières bombes sont tombées, vers 4 heures du matin, j'étais dans la chambre au premier étage dans la maison de ma future belle famille. Je n'ai pas tout de suite compris ce qui se passait, c'est allé très vite. Tout d'un coup la fenêtre a été arrachée et est tombée sur mon lit. Paf ! » De cette nuit d'apocalypse où la cité balnéaire a été ravagée par les bombes anglaises Alice Naulin s'en souvient avec une incroyable précision. Minute par minute. Elle avait 24 ans.

Vivants sous les décombres

Alice, très alerte bien qu'un peu dure d'oreille, vit aujourd'hui à Saint-Palais, et cette histoire qui a bouleversé sa jeune vie, elle a mis longtemps avant de pouvoir la raconter, même à ses proches. « Je ne sais plus comment je me suis retrouvée au rez-de-chaussée - ou ce qu'il en restait - en pyjama. J'étais terrorisée. Dehors, où il faisait un froid glacial -il y avait même un peu de neige- j'ai trouvé ma tante Suzanne, je l'ai prise dans mes bras, et je ne sais pas pourquoi, à cet instant ma peur s'est envolée... »

La jeune femme réalise qu'Émile son fiancé, ses futurs beaux-parents et son futur beau-frère dormaient dans des chambres voisines : « Ils étaient tous vivants sous les décombres ». Après la première vague, ils peuvent s'extirper de leurs prisons de pierre et de bois avec l'aide d'Alice et du voisin le boulanger. « Il n'y a que mon futur beau-père qui est resté bloqué et qui est mort entre les deux vagues de bombardements. » Le calme précaire revenu, la tante Suzanne se met en tête d'aller à la recherche d'une autre nièce qui habitait dans une maison voisine. « On ne l'a jamais revue, et on n'a pas retrouvé son corps. »

Mariés dans les ruines

Des témoins assurent qu'au lendemain du drame on pouvait voir Pontaillac depuis la gare (1,5 km !) La coquette station balnéaire n'est plus qu'une vaste étendue de ruines où plus de 400 Royannais ont trouvé la mort sous les milliers de tonnes de bombes lâchés par 350 avions britanniques.

Le second déluge arrive une heure plus tard alors que les survivants hébétés tentent de dégager leurs proches des décombres. Beaucoup n'ont pas eu le temps de s'abriter. « J'ai encore cette image très précise dans les yeux, explique Alice, pendant que je déblayais les cailloux avec mes mains, un soldat Allemand s'est planté devant moi et il m'a dit : « Dans une heure, retour ». Il savait que les avions allaient revenir ! ». Ces quelques mots ont peut-être sauvé Alice et les siens. « Nous avons pu nous mettre à l'abri dans ce qui restait d'une porte. Les pierres tombaient de partout... »

Quand tout danger a été écarté, la jeune femme a pu trouver des vêtements et, avec les rescapés, elle s'est dirigée vers l'hôpital Sainte-Marthe de Pontaillac. « Il a fallu une heure pour y arriver, les bombes avaient creusé des cratères énormes, toutes les rues étaient bouchées. » À l'hôpital, Alice, légèrement blessée à la tête et aux mains, reçoit des soins sommaires. « Pas question de recoudre les petites plaies, les médecins n'avaient pas assez de fil. »

Une énorme solidarité naît entre les habitants des communes voisines et les rescapés. C'est ainsi qu'Alice et Émile sont recueillis par une famille de Saint-Sulpice-de-Royan. « Nous sommes restés plusieurs jours et puis les autorités nous ont fait savoir que nous allions être hébergés en Charente, mais si nous ne voulions pas être séparés avec Émile, il fallait être mariés. Voilà comment nous nous sommes mariés le 16 janvier 1945 ! »

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